La Conférence des Évêques de France remercie la commission spéciale de l’avoir invitée à s’exprimer dans le cadre du « Projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie », qui contient « l’aide à mourir ». Les évêques de France sont conscients que le sujet de la fin de vie est complexe et concerne chacun des humains en France. Ils se sont exprimés ensemble le 19 mars 2024 (cf. déclaration en pj).
Tout d’abord, il convient :
- de prendre en compte la longue expérience de catholiques investis avec d’autres, comme soignants, aumôniers, bénévoles, visiteurs et aidants, qui accompagnent des malades dont le pronostic vital est engagé ou qui sont atteints de maladie chronique dégénérative, ainsi que notre propre expérience d’accompagnement de la fin de vie et du deuil.
- de rappeler que nous encourageons à sortir résolument de l’acharnement thérapeutique et de l’obstination déraisonnable, comme le demande la loi. Pour cela, nous sommes conscients qu’il est nécessaire d’accompagner le mieux possible les patients et leurs familles afin que tous comprennent quels soins sont envisagés pour le bien de leurs proches.
- de se souvenir que mourir fait partie de la condition humaine. C’est pourquoi la dignité d’une société humaine et fraternelle consiste à s’organiser pour accompagner la vie jusqu’à la mort, et non pour faciliter la mort en permettant qu’elle soit donnée. Toute société est pour la vie, non pour la mort. Elle délègue aux soignants ses membres malades les plus vulnérables afin que dans l’exercice de la médecine, ils soient « avant tout guidés par le souci de la plus grande bienfaisance » à leur égard (Conseil d’État, 24 juin 2014).
- de considérer l’être humain comme un être de relation. La liberté individuelle ne saurait se confondre avec l’individualisme. La vie humaine trouve son sens dans la relation aux autres et ne peut être envisagée sans une interdépendance nécessairement solidaire. La société ne se résume pas à une somme d’individus. Elle est un projet pour le bien de tous, y compris les personnes vulnérables. La manière d’envisager la mort fait partie de ce projet en étant également l’objet d’un contrat social.
- de mettre au coeur de la réflexion la fraternité. La relation humaine tisse la fraternité qui, en retour, engage à la relation dont la qualité se mesure à la manière de nouer des relations en premier avec les personnes les plus vulnérables. La fraternité oblige donc à penser le véritable accompagnement en fin de vie. Elle inspire la juste attitude d’une équipe soignante transdisciplinaire, car elle est une force pour lutter ensemble – soignants et patient – contre la souffrance grâce à la qualité de la relation et à la compétence médicale à laquelle a droit le patient. La fraternité tisse des relations de bienfaisance et de vie, aussi éphémère soit-elle. Elle s’auto-détruit en faisant délibérément cesser la vie.
C’est pourquoi, l’idée que « l’aide à mourir » soit une voie possible pour une fin de vie « digne » nous paraît une erreur. Donner la mort n’est pas un soin et ne le sera jamais. Ce n’est pas une conviction religieuse qui est ici engagée. Il s’agit de la condition humaine, du respect de la dignité de chaque être humain et de notre vie en société. Il s’agit donc d’une objection éthique. Prendre soin des personnes âgées dépendantes et des personnes les plus vulnérables, les accompagner tout au long de leur vie, et leur apporter les soins dont elles ont besoin sont des obligations éthiques. En procurer les moyens est un devoir éthique de toute la société. Décider que donner la mort à son semblable est un bien contredit fondamentalement l’éthique du soin, de la sollicitude, du respect et de la fraternité.
Nous sommes de plus inquiets des effets sociaux négatifs que produirait la légalisation de « l’aide à mourir ». Alors que la science palliative a progressé en mettant au point avec clarté des procédures précises pour s’adapter à chaque situation avec créativité, compétence et réelle empathie, au point de créer une culture palliative qui, certes, doit se développer, le projet de loi présente de nombreuses imprécisions et vient entraver la qualité des soins apportés selon cette culture palliative.
Nous souhaitons donc partager nos observations précises sur le Projet de loi :
- Le projet de loi vise à légaliser l’euthanasie et le suicide assisté. Or, le texte ne le dit pas. En démocratie, il est essentiel de nommer clairement les choses afin d’en débattre en toute vérité. Avec d’autres, nous demandons de la clarté. Le Conseil d’État fait la même demande. Nous ne pouvons nous satisfaire de l’expression « aide à mourir » qui introduit une confusion grave car les soins palliatifs, animés par l’éthique de la compassion et de la bienfaisance, aident à mourir sans jamais donner la mort mais en soulageant afin que la personne ne souffre pas.
- Le projet de loi introduit un déséquilibre. Sans avoir de données sur les besoins réels, il nous fait basculer vers un modèle qui rompt une digue essentielle, un principe structurant de notre société, voire de notre civilisation, celui de l’interdit de tuer qui se trouve entre autres au coeur du serment d’Hippocrate. Le principe « tu ne provoqueras pas la mort » est « aussi ancien que fondamental » (Conseil d’État). Il est civilisateur et trouve dans la loi civile ses multiples applications afin que nous puissions vivre ensemble selon de saines et authentiques relations humaines. Il oblige à l’éthique du respect inconditionnel et à l’éthique de la sollicitude pour les personnes en vulnérabilité.
- La loi n’est une loi de fraternité que si elle met en oeuvre la relation marquée par la sollicitude, la compétence médicale et le respect de la dignité humaine des personnes les plus vulnérables. Cette loi exige une formation accrue avec la mise en oeuvre de filières universitaires d’enseignement de la science palliative, ce que le plan décennal prévoit heureusement. Nous soutenons tout effort entrepris pour la formation, car sans elle, la culture et la science palliatives, accompagnées de la prise en charge de la douleur, ne se développeront pas et laisseront la place à une mentalité euthanasique si le projet de loi aboutissait à la légalisation de « l’aide à mourir ». Sans formation sérieuse, initiale et continue, et sans budget pour la recherche en science palliative, le projet de société basé sur la fraternité serait fragilisé durablement.
- Pourquoi vouloir une nouvelle loi sur la fin de vie alors que la mise en oeuvre de l’actuelle loi Claeys Leonetti est insuffisante ? Tout le monde s’accorde pour dire que son effectivité fait défaut. Aussi en adoptant de nouvelles dispositions notamment en faveur du suicide assisté et de l’euthanasie, il est à craindre un coup d’arrêt au progrès des soins palliatifs auquel nous assistons en France depuis au moins 40 ans. En offrant la possibilité légale de l’acte létal, on contredit l’humanisme mise en oeuvre par ces soins, comme si la mort donnée était une juste alternative et que donner la mort était une valeur humaniste. Alors que le CCNE a pourtant recommandé la généralisation des soins palliatifs avant tout changement législatif, il est proposé l’inverse : la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie avant le développement des soins palliatifs. L’Avis du CCNE repose sur un principe éthique : évaluer les demandes de mort uniquement quand tout citoyen qui en a besoin pourra bénéficier de soins palliatifs. La légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté avant de pouvoir évaluer en raison la situation à l’aune des soins palliatifs repose sur une attitude qui a été qualifiée de « compassionnelle » ou « émotionnelle », ce qui ne relève pas de l’éthique. Alors que les EHPAD attendent tous, de façon urgente de pouvoir bénéficier d’une compétence en soins palliatifs (1/3 n’en bénéficient pas et il est prévu que tous en soient dotés en 2030), le projet de loi leur garantit d’abord l’effectivité immédiate de « l’aide à mourir » puisque la clause de conscience est dotée d’une obligation de recourir à un médecin qui prescrira et fera le geste létal. Plus loin, nous abordons la problématique de la clause de conscience.
- Pourquoi supprimer l’expression « soins palliatifs » en en changeant la définition, alors que cette expression est consacrée par le savoir-faire et le savoir-être de nombreuses équipes sur le terrain, alors que les soins palliatifs sont reconnus comme « essentiels » à la médecine par le Conseil de l’Europe ? Le Conseil d’État recommande de maintenir la définition des soins palliatifs. Et, bien que renommés selon le projet de loi, ces soins doivent inclure non seulement les actes médicaux d’accompagnement du patient et de ses proches, mais aussi l’accompagnement spirituel assuré par les aumôniers.
Dans le processus d’ « aide à mourir », nous regrettons :
- Que l’avis collégial médical n’ait pas été retenu. Si la procédure est dite collégiale en consultant au moins deux personnes, la décision ne repose en définitive que sur un seul médecin, comme cela se fait habituellement pour l’arrêt ou la limitation des traitements, d’autant plus que les avis recueillis « ne s’imposent pas à ce dernier » (étude d’impact, p. 112). Mais ici, il s’agit d’« un dispositif qui n’a pas un caractère thérapeutique » (étude d’impact, p. 109). Il s’agit en effet d’un acte létal qui donne donc la mort. Il faut donc un autre dispositif. En effet, la responsabilité est trop importante au regard de l’enjeu de vie ou de mort. Il est donc nécessaire d’introduire non seulement une procédure collégiale, mais aussi un avis collégial qui serait spécifique à ce projet de loi.
- Que l’application de la clause de conscience soit limitée. Nous rappelons l’importance de prévoir cette disposition non seulement pour le médecin mais également pour tous les soignants, en particulier les infirmiers, mais aussi pour les pharmaciens qui participeront réellement (« complicité formelle ») à l’acte létal en fabriquant et en mettant à disposition le produit létal. De même, il est nécessaire de mettre au point une clause de conscience institutionnelle en particulier pour les EHPAD où il existe une certaine vie de communauté entre les résidents. Aller contre cette clause institutionnelle de conscience signifierait le non-respect des équipes soignantes qui, investies dans l’accompagnement de personnes vulnérables, savent discerner le réel dans les demandes ambivalentes de mort. Cela suppose que chaque équipe soignante en chaque EHPAD bénéficie obligatoirement de la compétence en soins palliatifs, le plus tôt possible.
- Qu’il soit possible pour un proche de réaliser l’injection létale. Il convient de supprimer cette option offerte. Les liens familiaux risquent de se briser en rendant impossible le deuil et l’unité familiale. Quoiqu’il en soit, la conscience humaine s’insurge contre le fait de donner la mort à son semblable. Les groupes de parole et les psychologues qui aident des soignants dans les pays où l’euthanasie et l’assistance au suicide sont légalisées l’attestent.
Nous relevons par ailleurs quatre critères imprécis :
- Premièrement, on ouvre les possibilités de façon très large en donnant comme critère « la souffrance insupportable ». Autant la « souffrance réfractaire » est capable d’évaluation médicale objective, autant « la souffrance insupportable » ne l’est pas.
- Deuxièmement, il n’est pas précisé quels sont les traitements qui sont arrêtés ou que la personne ne reçoit pas (article 6, §4). Pourquoi ne les reçoit-elle pas ? Par absence de soins palliatifs ? S’agit-il de traitements de maintien artificiel en vie (comme cela est précisé dans la loi Clayes-Leonnetti), de traitements contre la douleur, ou de toute sorte d’autres traitement, par exemple contre l’insuffisance cardiaque ?
- Troisièmement, que signifie la grave altération du discernement ? Y aurait-il des altérations du discernement qui seraient réelles tout en n’étant pas graves ? Comment le curseur sera-t-il posé ? L’altération du discernement n’apparaît donc plus comme un obstacle au geste létal, pourvu qu’elle ne soit pas « grave ». Des médecins reconnaissent que ce n’est pas parce qu’une personne a des troubles cognitifs qu’elle n’est pas capable de poser des choix.
- Quatrièmement, la prescription du geste létal peut être faite dans les situations où le pronostic vital est engagé « à moyen terme ». Mais que signifie cette expression ? Comment évaluer avec exactitude ce « moyen terme » ? La loi devra-t-elle en préciser les limites ? Quel médecin est-il capable de prédire la mort « à moyen terme » ? Ces imprécisions ouvrent la porte aux dérives et aux augmentations du nombre de décès par euthanasie et assistance au suicide, au détriment d’un accompagnement de qualité.
Aussi, en dépit des conditions à remplir, rien ne garantit les dérives. Dans les pays où la mort peut être « administrée », le nombre de décès provoqués par l’euthanasie ou le suicide assisté n’a cessé d’augmenter, et cela depuis la date d’introduction de la loi incluant toujours en un premier temps des conditions d’accès strictes à l’euthanasie et au suicide assisté : déjà 4,1% des décès sont ainsi provoqués au Canada, 5,1% aux Pays-Bas, et 3,1% en Belgique. De plus la légalisation de tels actes pourrait conduire à infléchir notre système de santé.
Ainsi ce texte contient de nombreux risques :
- Un risque de dérive économique. L’aspect purement utilitariste de la question n’est plus un tabou avec par exemple au Canada des études sur les économies projetées grâce à « l’aide médicale à mourir ». Comment éviter une dérive économique libérale, où la fin de vie deviendrait une variable d’ajustement des comptes ? Ne faut-il pas surtout engager une loi de programmation avec le vote d’un budget qui oblige la généralisation des soins palliatifs sur tout le territoire français ? Cet engagement est une obligation en justice, conformément à la loi du 9 juin 1999, et garantirait le plan décennal de développement des soins palliatifs.
- Un risque de régression. La présentation de la légalisation de l’acte létal, en la justifiant sans cesse par le fait qu’il existe des cas où cela s’impose, peut apparaître comme un « dogme » qui s’impose envers et contre tout, en dépit de l’opposition d’une très grande majorité des soignants et en dépit du manque d’analyse qui permettrait d’évaluer avec sérénité ce dont ont vraiment besoin nos concitoyens. Par exemple, il n’existe aucune évaluation des prescriptions médicales de la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès.
- Un risque de « banalisation ». Alors que tous les avis convergent vers l’instauration d’une culture palliative, comment éviter la banalisation en insufflant une mentalité euthanasique qui se traduirait en une pression sociale qui pourrait pousser les personnes fragiles et précaires à penser qu’elles sont de trop et à envisager « l’aide à mourir » ?